Ce week-end, j’étais avec ma cousine et son fiancé. Tard dans la soirée, alors qu’ils se préparaient à se coucher, je terminais d’essuyer la vaisselle, une part de moi perdue dans mes pensées.
Elle et moi nous nous connaissions depuis toujours et je vagabondais parmi nos souvenirs communs en souriant quelque peu mélancolique. De petites filles courant dans les forêts d’Alsace à la recherche des gnomes dont on nous avait conté l’esprit farceur, qu’étions-nous devenues ? Elle, sa maison en construction, mariage en vue. Moi, ce blog, mes voyages. Nos vies.
Et puis je ne sais pas trop pourquoi, j’ai dévié. Avec elle, c’était évident, nous avions grandies par nos métiers, par nos situations personnelles, par nos biens. Mais lorsque de hasard j’aperçois au loin une tête vaguement familière du passé, d’un camarade de CM1, d’une ex-ennemie de colo, du copain de collège, je sais que la première chose qu’ils voient n’est pas une réussite ou un quelconque échec, ça n’est pas un style ni même une position ou une classe sociale. Non, la première chose qu’ils voient, c’est Albert. Valides, ils se seraient fait des réflexions du genre « Tiens elle est devenue jolie » ou au contraire « Ouh ben elle s’est pas arrangée celle-là ». Mais aujourd’hui, tout ça ne rentre même pas en compte. Et comme n’importe quel inconnu dans la rue, ils fuient du regard la pauvre chose que, par le fauteuil, je semble être. Peu importe le travail que j’ai, si même j’en ai un, peu importe que je sois en couple, peu importe que je sois gay ou hétéro, avec ou sans enfants. Je n’ai pas « évolué », mon cas est à part… je me sens à leurs yeux comme métamorphosée. Parce que je suis cassée ?
Et c’est arrivée à ce moment de ma réflexion que j’ai fait tomber un ramequin en verre qui, en atteignant le sol, s’est brisé en mille morceaux, comme illustrant mes pensées. Je lâche alors, à la fois blasée et un peu perturbée, à ma cousine qui revenait de la salle de bain : « voilà, à force de vouloir faire des économies de trajets, j’en empile toujours trop sur mes genoux, résultat des courses, faut bien qu’à un moment ça finisse par tomber… » Et elle de me répondre derechef, sans calcul ni soucis d’empathie, mais d’un naturel réflexe : « Ouais pareils, tout le monde fait ça je crois, j’en prends plein les bras, du coup l’autre jour c’est la boîte de cacao en poudre qui s’est étalée partout parterre. »
« Tout le monde fait ça »… Et bien oui. En fait. Je me suis rendue alors compte d’une chose : parfois je mets sur le compte de mon handicap ce qui s’apparente finalement juste à de la maladresse, de la fainéantise, de l’erreur quant à ce qui paraît pratique mais ne l’est en fait pas du tout. Alors d’accord, quand le pot de yaourt m’échappe de la main et fini baignant dans la préparation du gâteau en cours, c’est dû à mes doigts gauches qui ne peuvent tenir assez fort l’objet. Mais est-ce que ça m’arrivait lorsqu’ils fonctionnaient ? La réponse est oui. Moins souvent peut-être. Quoique.
Là, une conclusion terrifiante me vient : j’ai beau m’être battue et me battre encore de toute mon âme contre mon handicap, parfois c’est de moi qu’il vient. Pas de mon accident, de mon corps ni même des gens ou des aménagements extérieurs. Parfois c’est juste moi qui imagine que certains faits n’arriveraient pas si j’étais valide. Sauf que si, ils arriveraient. Si, je casserais de temps en temps un verre. Si, j’échapperais ma fourchette à demi-pleine sur la nappe propre. Si, je renverserais mon verre d’eau d’un revers malheureux de la main. Si, je me cognerais dans un coin de mur lors d’un virage mal négocié.
C’est d’ailleurs la même chose quant aux pensées que je prête aux personnes que je croise. Je sais ce que je suis devenue, je n’en suis pas mécontente : J’ai fait ça, j’ai construis ceci, j’ai rencontré untel, je suis allée ici et puis là-bas aussi. Oui mais je suis en fauteuil. Seulement est-ce vraiment ce qu’ils se disent ? Ou est-ce moi qui le vois davantage que tout le reste ? Parce qu’au final, eux ne disent rien, c’est moi qui me rabaisse, comme si je ne pouvais avoir de mérite qui puisse passer au-delà de mon handicap. Comme si, quoique je fasse, rien ne pourra faire oublier Albert. Mais ne serait-ce pas le cas à mes yeux seulement ?
Je le dis souvent, si j’en fais autant c’est certes par tempérament, mais c’est aussi pour prouver que « je peux ». Aux autres, mais avant tout à moi-même. N’est-ce pas moi mon propre ennemi en me posant continuellement en juge ? Je crois que si. Et cette fierté qui se sent blessée lorsqu’elle croise un élément du passé qui a évolué n’est qu’une évaluation de moi-même qui n’atteindra jamais la note espérée tant que l’étiquette « tétra » me collera à la peau. Ça n’est qu’une excuse pour aller toujours plus loin, oublier cette frustration de ne pas m’être relevée. Oublier ma plus grande déception.
Lorsque que quelqu’un me fait un compliment, pendant longtemps ma réponse automatique, sans même y réfléchir, était « oui mais je suis en fauteuil ». Est-ce une échappatoire servant une certaine modestie ou l’expression d’un abandon, je l’ignore encore. Mais il ne faut pas croire, dans l’ensemble je m’aime plutôt bien, j’ai appris à ne pas me voir ou du moins à ne pas me considérer trop mal. Seulement cette observation précède encore trop souvent le « ouais, sauf qu’avec Albert ça sert à rien ».
« Ça sert à rien »
Bien oui, ça sert à rien d’être jolie ou d’être beau si on a un handicap, ça sert à rien d’être intelligent s’il y a d’abord un fauteuil/une jambe en moins/une canne (je parle ici de handicap visible). Ça sert à rien d’être cultivé si on est condamné à traverser la vie emprisonné dans son propre corps.
Et puis par dessus cette marée de pensées négatives et tristes, les contre-arguments. Ces hommes pour lesquels le fauteuil n’a pas compté, ces personnes qui m’écrivent pour me dire qu’elles aiment me lire, mieux ! Que ça les aide ! Ces photos des voyages que j’ai fait, que je continue de faire où j’en apprends toujours plus et que je prends plaisir à partager…
Alors d’une part mon accident n’est pas de ma faute. Mon état physique non plus. Par contre, d’autre part, mon handicap dans certains moments, par certaines idées noires (parce qu’« optimiste » ne signifie pas « invincible ») ou certaines réactions vilainement encrées en moi, si.
Claque.
Il n’y a plus qu’à y remédier maintenant.
Pour cet article, j’ai décidé de vous faire découvrir deux des illustratrices pour lesquelles j’ai eu un coup de cœur récemment. La première, dont vous voyez une image en tête (au-dessus du titre) est Elicia Edijanto. Je me suis aidée des magnifiques dessins de vie de la seconde pour matérialiser mes mots, elle s’appelle Yaoyao Ma Van As et vaut le coup d’être suivie ! Pour en voir plus, soyez curieux et n’hésitez pas à cliquer sur leurs noms.
Joli article à n’en pas douter et encore plus chouette réflexion.
Ca me fait penser à un article que j’avais écrit où je disais que des fois le problème il n’était pas dans les yeux de mon interlocuteur qui me voit handicapé, peut ressentir de la piété mais peut être avant tout mon propre regard.
Je suis célibataire non pas parce que je suis handi mais parce que je suis moi et que pour l’instant j’en suis là dans ma vie.
J’ai parfois besoin d’un coup de main pas parce que je suis handi mais parce que wonderwoman, elle n’existe que dans un film et un comics.
ps: j’avais oublié que tu publiais aussi le mercredi et même avant moi!
Ahah oui, le mercredi ou le jeudi selon l’inspiration et le temps 😉 Merci de toujours être dans le coin : nous continuons de nous compléter et c’est aussi ce que j’aime dans le fait de t’avoir rencontrée 😀
je reprends tes écrits:<>
Alors là je te confirme: y’a pas besoin d’Albert (ou d’un autre!) pour ça. Demandes à ta mère elle te le confirmera: je suis champion à ce « jeu »! c’est d’ailleurs étonnant: il y a des périodes. Il y a quelques mois j’ai cassé une série de verres en faisant des vaisselles (ben oui pas tous en même temps!) . Ensuite il y a eut un bol qui m’a échappé en rangeant le lave-vaisselle. Faire tomber un aliment de sa fourchette……trop facile et trop fréquent. Là j’ai de l’avance par rapport à toi!!! Quant au coins des murs: je connais aussi. Avantage c’est moi qui les répare lorsque c’est trop visible.
J’ai un collègue au boulot qui est un peu comme ça aussi. On en rigole bien quelquefois.
Non ne t’inquiètes pas: nous sommes tous un peu maladroits. Je crois que cela va avec notre société: on va trop vite. Alors des fois ça rate. Pas besoin d’avoir un handicap quelconque pour ça.
Et…la vie continue!
Ben oui et comme on dit… les chiens ne font pas des chats hein :p (Pas sûre que l’aîné soit en reste d’ailleurs héhé) Mais je suis d’accord sur le fait qu’on aille trop vite !
Bonjour. Vous ne pouvez être responsable de votre différence ou handicap. Vous avez une force de caractère que je n’ai pas. servez vous en !
Je m’y emploie, merci Hervé ! 😀
Daphnée, je lu ton article en intégralité pas parce que j’ai un handicap physique mais parce que j’ai un handicap de langue car je ne suis pas française et par fois j’ai l’impression qu’on me regarde du haute, sans pouvoir y croire dans ma réussite. Alors ton article me fait du bien car faire des fautes d’orthographe ça arrive aussi à tous même quand on écrie dans sa langue maternelle. Ne pas y être comprise n’est pas forcement du au langage si non à ma manière de voir les choses. Ton article a suscité ma réflexion, et je pense que moi aussi « dans certains moments, par certaines idées noires ou certaines réactions vilainement encrées en moi », je met la faute sur les autres alors que c’est moi qui voit mes fautes plus que les autres. C’est parfois moi qui se compare aux autres.
Mais comme toi, je vais travailler tout les jours et donner le meilleurs de moi même. Et si mon français ne serai jamais parfait au moins j’aurai la satisfaction d’avoir poussées mes limites au maximum.
Le handicap englobe tant et tant de choses mais un point nous est tous commun : le combat. Contre es différences, contre les regards, contre nous-même… Le tout est de s’accrocher car ça en vaut la peine 😉
Bel article Daphnée!
Je comprends tout à fait l’introspection pendant la séance de vaisselle… 😉 Pour la maladresse, je te rejoins aussi, pas un jour sans que je fasse tomber un livre à la librairie… Dans tous les cas tu es une jeune femme que je suis heureuse d’avoir croisée dans ma vie et avec qui j’aime beaucoup échanger. Je reste discrète mais j’essaie d’aller lire régulièrement tes articles. Malgré les instants ou périodes de doute, je te souhaite le meilleur pour la suite et j’espère à bientôt!
Bon par contre les aventures à sensations fortes c’est bien mais on se la jouera plus tranquille la prochaine fois, promis haha.
Bises
Tiffanie
Comme le dit Tiffanie, quel beau travail d’introspection. Pour ma part, je préfère les gens qui doutent à ceux qui ne doutent jamais.
Vous avez tant de courage, de force et de soleil intérieurs .
Je vous souhaite également le meilleur et continuez d’écrire pour votre bien-être et le nôtre.
Merci Ghislaine, vraiment. Promis, maintenant que je suis lancée je ne m’arrêterai pas de si tôt !
Tu sais que tu es la bienvenue et oui, la prochaine fois on fera plus calme <3
Wow ! Super texte…. Qui m’aide beaucoup ! Bravo !
Entièrement d’accord avec ce bel article. Merci
Et oui ça n’est pas tous les jours facile, mais parfois il suffit de voir les choses sous un autre angle pour qu’en fait, on se rende compte que ça ne va pas si mal 😉