« Tu as de belles mains, tu le sais ça ? » Non, je ne le sais pas. Parce que je crois avoir pris soin de les ignorer depuis que je ne les considère plus comme ressemblant à des mains. Elles sont… autre chose. Des outils. Et lorsque quelqu’un les a complimentées, je me suis retrouvée dans une expectative qui m’a poussée quelques mois plus tard à cette réflexion.
Parce qu’avant…
Avant mon accident, je fabriquais des bijoux. Je recousais mes vêtements. Je coiffais cinquante gamines le soir de la boom. J’aimais travailler le bois aussi. Oh je ne peux pas dire que j’étais « une manuelle » pour autant, je touchais un peu à tout et bidouillais lorsqu’il le fallait, voilà tout. Confectionner des jeux pour les enfants en colo, réparer des choses cassées ou créer des objets pour faciliter la vie des animaux au refuge dans lequel j’étais bénévole… En clair, mettre la main à la pâte ne me dérangeait pas.
Quand j’étais à l’hôpital et qu’aucune foutue partie de mon corps ne daignait bouger, je me disais que si au moins mes mains « revenaient » ça me permettrait de m’occuper. Les journées étaient longues et ne pouvoir ni écrire, ni lire, ni même se servir de la télécommande de la télévision, ça ne m’aidait pas à passer le temps. Pour autant et c’est avec le recul un peu étrange, je ne les attendais pas, ne visualisais pas qu’elles fonctionnent de nouveau pour les y encourager, ce que je faisais pourtant avec mes jambes.
… Alors que maintenant.
Néanmoins ce sont elles qui ont répondu à mon appel en premier. Ma main droite surtout. Je me souviendrai certainement de cet instant toute ma vie. Alors que je me réveillais dans mon lit de centre de rééducation cette fois (plus de deux mois après mon accident), je senti comme… un changement. Je le senti avant de l’identifier, avant de savoir d’où il venait et ce qu’il était. Est-ce l’instinct qui m’amena à m’intéresser à mes doigts ? Je suis sûre que oui. Car là devant mes yeux, ils bougeaient. Tout doucement, tout timidement, mais ils bougeaient.
Ce fut un long travail de les renforcer, de les entraîner, pour me donner la possibilité de m’en servir de nouveau de façon quasi « normale ». Je sais que certains handi ne captent pas toujours tout de suite que mes mains n’ont pas retrouvé leur entière fonctionnalité, parce que je m’en sers de façon très naturelle et je compense ce qu’il me manque en faisant autrement.
Si aujourd’hui je peux cuisiner, ramasser n’importe quoi tombé au sol, laver et ranger ma vaisselle, étendre mon linge ou m’occuper de mon chat, il y a bien une ou deux actions qui me sont difficiles voire impossibles, et qui me manquent. Et vous savez la pire ? M’attacher les cheveux. Impossible de me servir d’un élastique, je n’ai pas assez de force dans le poignet pour tourner tout en le maintenant ouvert et y passer une queue de cheval. Tout ce que j’ai trouvé pour palier ça, c’est le pic à la japonaise. Et pour que ça fonctionne, il ne faut pas que mes cheveux soient trop courts, ni trop longs, et il faut parfois faire preuve d’une patience qui s’épuise vite pour ce geste qui devrait être si anodin.
Des mains qui bossent, comme si ça ne suffisait pas.
Mais bon, au-delà de ça et comme je le disais plus haut, je n’ai pas de problèmes particuliers ou sans que je n’aie de solution à apporter, pour me servir de mes mains. Pourtant, je crois avoir été un peu égoïste. Je n’ai jamais apprécié ce retour à la mesure de ce qu’il m’apporte aujourd’hui.
Actuellement je peux faire ce qu’il y a de plus important pour moi déjà : écrire. Sans compter le fait de communiquer et bien sûr, celui d’être autonome. Pas de mains ce serait pas de voiture. Ni de voyages. Pas de quotidien sans aides non plus, pas de lecture papier, pas de pâtisserie (pas de cookies !), pas d’ordinateur… Du moins pas indépendamment de qui que ce soit. Beaucoup d’adaptations existent pour les personnes ayant une tétraplégie moins incomplète que la mienne, heureusement. Mais ne pas avoir à m’en servir a été pour moi une petite victoire sur la vie.
Maintenant si je ne les ai jamais considérées comme je le devrais, je crois que c’est parce que visuellement, elles me gênent. Je ne suis pas toujours à l’aise avec l’image qu’elles renvoient. Et c’est un jugement purement esthétique de ma part. Mes poignets et la plupart des phalanges de ma main droite ont beau être mobiles, l’inaction de mes doigts gauche ainsi que la spasticité, les raideurs qui caractérisent ces deux extrémités, me font douter lorsqu’on les trouve belles (pardon).
Entre confiance et fragilité
Et c’est aussi ce qui me fait hésiter à toucher ou être touchée. Bon déjà le contact physique n’a jamais été inné chez moi, accident ou non. Mais en plus avec mes mains qui portent les preuves de ma différence, ça n’arrange pas les affaires. J’ai peur d’être maladroite. Et j’ai peur qu’on ne les regarde trop. Amusant, je ressens comme un instinct protecteur envers cette partie de moi : j’ai peur qu’on ne les juge, qu’elles soient sous-estimées. Comme un enfant intelligent parce qu’il loupe son contrôle alors que la raison est due au stress, non parce qu’il ignore la réponse.
Mon rapport avec mes mains, c’est un peu celui que vous avez avec votre nez cassé : il a été abîmé ce qui explique que vous y êtes plus sensible. Et vous ne le trouvez pas très joli parce que vous la notez, vous, cette bosse vestige de ce qu’il a subi. Est-ce que pour autant vous ne l’aimez pas ? Pas forcément. Il fait partie de vous, et à moins de passer votre vie devant un miroir, vous ne le voyez pas tout le temps au point d’être obsédé par son aspect. Vous faites avec et bien souvent, lorsque vous le jugez c’est assurément plus durement que ne pourraient le faire n’importe qui d’autre.
Quand la comparaison ne vient pas de ma mémoire
S’il m’arrive d’être un peu mal à l’aise par rapport à mes mains, je ne regrette pour autant pas celles qu’elles étaient avant. Pour la simple et bonne excuse que… je n’arrive pas à me souvenir de ce que c’est, vivre avec des mains qui fonctionnent complètement. Alors que je me rappelle avec exactitude les sensations que procurent le fait de marcher et de courir. Étonnant n’est-ce pas ?
Bref, mes mains ne sont pas très délicates, parfois maladroites, mais elles font quand même une bonne partie du job. Moi je les aime bien alors, je ne devrais pas en avoir honte. C’est juste que parfois ça n’est pas si évident que ça…
Je me suis toujours dit avec ma maladie que je préférai (tout est relatif) perdre totalement mes jambes que mes mains… pcq justement comme tu le décris si bien elles sont les garantes d’une autonomie bien plus importante pour moi que mes jambes. Les gens se disent souvent « ne plus marcher, c’est terrible », mais pour moi c’est les mains avec lesquelles on fait tout en fait. Mais on s’en rend moins compte… c’est assez bizarre… et elles sont bien plus exposées à tout, y compris notre regard et celui des autres. Pourquoi si peu de reconnaissance ? ???
J’ai la chance pour le moment de ne pas avoir trop de spasticité dans les mains pour le moment, ce qui fait que leur « aspect » n’a pas bougé mais c’est plutôt les sensations qui sont perdues et la confiance en elles ne peut plus être à 100%. Mais comme tu dis si bien, elles font le job! Et j’en suis très reconnaissante. Mais je comprends complètement ta gêne… est ce que c’est purement féminin ? Je me dis souvent les mains sont un peu la continuité d’une certaine féminité et grâce, et là forcément entre maladresse et pince de crabe… on y est plus tellement.
Merci en tout cas pour ce joli texte tout en délicatesse.
Audrey
Ohlala mais tellement ! Les mains sont de ces parties du corps que l’on regarde chez la femme or nous comme tu dis « la grâce et la féminité […] entre maladresse et pince de crabe on y est plus tellement » (et tu m’as fait bien rire !). La caresse se fait plus difficile aussi et les poignées de mains gênantes.