Stranger things

Légendes urbaines, handicap et mémoire

 

Ce matin la ville est grise. Enveloppés dans un épais brouillard, les toits des maisons paraissent flous et lointains. Quant aux immeubles, ils semblent disparaître peu à peu, à mesure qu’on lève les yeux. Les rues vides résultent de températures basses, figeant le monde dans un court moment intemporel. Même les sons sont étouffés par la brume, et les arbres sans feuilles, l’air austère, se dissimulent à leur tour derrière les fumées de cheminées allumées. C’est l’hiver et aujourd’hui, il fait un temps à se raconter des légendes inquiétantes ou fantastiques, les pieds plongés dans des chaussons moumoutés et les mains plaquées contre la tasse d’un chocolat brûlant.

 

« Elle veut nous raconter des légendes maintenant ? Mais c’est quoi le rapport avec le handicap franchement ? »

 

 

eleven stranger things
Eleven – Stranger things

 

 

Je vous en avais déjà parlé ICI, peut-être ne vous en souvenez-vous en pas, mais il se trouve que je n’ai conservé aucun souvenir de mon accident. Pas même l’ombre d’un. Et je crois que mon black out de quelques jours est une force, autant qu’il est une faiblesse. Cela dit ça n’est pas le sujet de cet article. Non, le sujet de cet article sera ma connaissance de ce dont ma mémoire m’a privée, à savoir, ce que l’on m’a raconté.

 

Parce que lorsqu’on me demande ce qu’il s’est passé, ce qu’il s’est passé vraiment, dans les détails, il n’y a que les récits que l’on m’en a faits qui me permettent de répondre. Alors l’histoire a beau être grave, elle a beau choquer mon auditoire, je n’ai pour ma part l’impression de n’évoquer que des faits lointains, qui ne me concernent que vaguement. Je me retrouve dans la peau de celle que j’étais à quinze ans, en colo, lorsque nous nous organisions des soirées pendant lesquelles, à tour de rôles, nous nous lisions des légendes urbaines, sordides, sanglantes et mystérieuses.

 

« C’était un soir de janvier, la nuit était tombée tôt, comme à son habitude de l’époque, et une bruine légère s’échappait de nuages sombres gigantesques, plongeant le paysage dans une étrange atmosphère de vide. La jeune fille sortait de son travail et devait rejoindre la maison familiale, située à presque deux heures de route de là où elle se trouvait. Le trajet, simple et calme à la normale, la faisait traverser des forêts par des chemins que personne n’empruntaient, dans une région oubliée et froide. Pressée de rentrer, elle compensait sa solitude par une musique trop forte aux rythmes entraînants. Elle s’éteindrait bientôt sans appuyer sur un bouton […] »

 

 

feu de camp

 

 

Pause de suspense. Chacun en profite pour reprendre une poignée de Dragibus dans le saladier au centre du cercle, sans néanmoins quitter la narratrice des yeux.

 

Vous vous y voyiez ? Ça m’amuse. Parce que la légende c’est moi. Comme tous les autres récits de ce genre, ce que l’on en entend est le résultat de plusieurs points de vus, il n’y a donc aucune objectivité là-dedans.

 

À tel point que je me suis rendue compte un jour qu’un élément n’avait même aucune véracité, inventé de toute pièce qu’il avait été par la personne qui m’en avait fait part. Et je trouve ça d’une gravité sans nom d’induire en erreur quelqu’un pour quelque chose d’aussi… important. Mais en même temps, c’est sûrement ce qui m’a permis de prendre conscience que la vérité, je ne l’aurai jamais : pas la mienne du moins. Personne ne me rendra mes images, ma vision, mes sentiments, ma peur. Tout cela restera voilé, oublié dans un coin de ma tête, jusqu’à ce qu’un jour mon esprit décide qu’il faille lever le rideau noir.
D’ici là, j’aurai toujours ces mots d’autres qui, assemblés, recroisés, analysés et réinterprétés, donneront ce compte-rendu que je n’ai vécu que parce qu’on me dit que c’est le cas.

 

D’ailleurs vous aussi vous connaissez bien cette sensation. Mais si, vous savez, quand en plein milieu d’un repas de famille, Tatie Jeanine ressort une anecdote croustillante sur ce que vous auriez dit ou fait lorsque vous aviez quatre ans. Celle qui revient sur la table à chaque Noël parce que si c’est ridicule et honteux pour vous, c’est tellement drôle pour les autres ! Sauf qu’après tout, à part la parole de Tatie Jeanine, quelle preuve vous avez que réellement, vous avez mis ces vers de terre dans le micro-ondes ? Aucune. Et puis si ça se trouve, même si c’est vrai, Tatie Jeanine exagère peut-être pour davantage passionner son auditoire ? Il n’y en avait peut-être qu’un seul de ver, ou peut-être qu’elle est arrivée à temps avant qu’il n’explose, ce pauvre lombric… Seulement oui, c’est sûr, ce serait beaucoup moins intéressant à raconter. Parce que pour que les légendes soient bonnes, il faut que le doute de leur existence, ou du moins de leur exactitude, continue de planer n’est-ce pas ?

 

Si ça se trouve vous ne vous en doutez pas, mais je ne suis même pas handicapée en fait… Si ça se trouve…

 

 

Stranger things
Stranger things

 

 

Dustin Stranger things
Dustin Stranger things

 

 

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2 commentaires sur “Légendes urbaines, handicap et mémoire

  1. <3 A chaque fois que je te lis, je me dis que tout est bien histoire de points de vue. C'est vrai qu'on a tendance à y mettre beaucoup d'emphase quand on est pas dedans, mais que la vérité, "ta" vérité, personne ne peut vraiment la discerner.
    (oh, et magnifique cette anecdote du lombric. Ce serait pas du vécu ça ? haha !)

    1. Oh merci ma Clea <3 À vrai dire oui, je m'en rends compte un peu plus chaque fois que j'écris : tout, absolument tout, dépend du point de vue que l'on a, et on a beau en avoir conscience, ça n'est pas toujours facile d'adopter celui qu'il faut pour mieux appréhender les choses. (Le lombric c'est en effet une vraie histoire de famille mais...pas la mienne, héhé 😉 )

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